Le billet de 50 francs
Pierre considérait que c’était une bonne chose que de plaisanter avec les clients. Ses clients, eux n’avaient pas souvent la tête à ça. Il fallait que Pierre se soit penché sur l’animal, immédiatement après les prises de renseignements et de température, ces choses rapides qu’on obtenait sans trop de difficulté, aux deux extrémités de l’un et de l’autre, le maître et l’animal. Les maîtres scrutaient le visage du professionnel, le signal. Il y avait un silence né du recueillement, alors Pierre fonçait, quelques gestes, soulever la babine, pincer la base des narines, toucher de la main à plat l’aire de la projection cardiaque à gauche du thorax, faire de même à droite, palper le ventre, le bas ventre, appuyer là et ici, partout, en apparence sans méthode, comme pique un essaim d’abeilles dérangées, beaucoup de petits gestes appris ou ajoutés par l’exercice de la médecine, une écoute, toujours avec le stéthoscope, restant malgré le recours à la machinerie électronique le signe médical qui donnait rapidement et sans frais supplémentaires le plus de crédit, l’éclairage vissé sur manche pour l’examen des oreilles et des yeux, le thermomètre enfoncé et pour finir, seulement sur les mâles, le toucher rectal pour évaluer la santé de la prostate suivi de la palpation des testicules, car il avait appris la grande fréquence de ces tumeurs qui se développaient en silence, dans cet espace étroit, où la thermorégulation abaissait de 2 degrés centigrades la température corporelle. Pour ces deux derniers gestes, fréquemment, les accompagnants mâles fermaient les yeux. Lui aimait les observer, toujours du coin de l’œil, il était certain que son regard ne serait pas surpris.
C’était un moment, le plus souvent silencieux, et pour le propriétaire un temps suspendu. Si tout allait sans trop de soucis, notre homme se lâchait, comme pour profiter de la vie, parlant de tout et de rien, du temps, des résultats sportifs, ici c’était le rugby, puis il demandait des nouvelles, il les connaissait toutes et enchaînait après la grand-mère, les enfants, les résultats scolaires, le travail, le chômage, la santé de l’épouse opérée il y avait six mois.
Souvent il déconnait, il aimait déconner pour détendre l’atmosphère à moins que ne s’annonce un fait grave, voire désespéré, qu’il pouvait repérer à rien du tout ou presque, un détail qui le faisait aller tout seul au diagnostic. Il avait de l’intuition mais il s’en méfiait comme de lui même ; très jeune il avait compris qu’elle pouvait le tromper, cette compagne dominante de tous ses instants de vie.
Ce matin là, c’était un Cocker golden, un gentil mâle tenu en laisse par son propriétaire à tête de Jean de la Lune, homme inoffensif à l’air un peu couillon. Il habitait à plus de 20 km, client fidèle aussi gentil et poli que son chien, ni lui ni son animal ne mordaient, disant toujours bonjour, lui par la parole, Titou le Cocker par son trognon de queue mal coupée qui, vainement, fouettait l’atmosphère sans en remuer un atome d’air.
C’était pour une oreille et les clients s’en étonnaient, même les plus fidèles comme notre Jean de la Lune, cette valse des gestes, tout y passait, toucher, palper, percuter, ausculter, toucher rectal palpation des testicules. Toute cette déclinaison de gestes pour n’importe laquelle des consultations.
Alors ça se disait, par les hommes comme par les femmes, on se le répétait les uns aux autres pour les inciter à venir. Un vétérinaire comme cela devenait si rare, c’était comme un fossile ramené d’une autre époque ou une météorite tomée du ciel, à l’ancienne, avec la réalisation de l’examen clinique complet pour une seule oreille malade, d’autant plus que pour ce cas, Jean savait : un corps étranger s’était glissé dans son oreille, spécialité des Cockers, universels ramasseurs d’épillets. Nous étions en plein dans la saison, un mois de septembre sec et ensoleillé, les cigales toutes au travail, piquaient, pompaient, suçaient arbres et arbustes puis copulaient. L’ouverture de la chasse offrait les oreilles à la nature c’est pourquoi les tympans dégustaient. Les herbes sèches se cassaient au-dessous des épillets. Ils venaient se mêler aux poils, se coller sur le pavillon de l’oreille, petite raquette renvoyant au conduit auditif toutes les graines et brindilles de la création.
Pierre se souvenait d’un stage qu’il avait fait en 1985, un stage à Berkeley en Californie, état d’un pays réputé pour son avance en médecine vétérinaire. Déjà rompu à une certaine pratique, il avait alors plus de 40 ans, Pierre se vit répondre par un professionnel de là-bas, à la question : quelle est la maladie dominante de la région :
– C’est l’otite par corps étranger !
Il revint d’outre Atlantique, gros Pierre encore plus gros que son Jean de la Lune qui attendait les conclusions du diagnostic.
– C’est une otite due à un corps étranger !
Et Jean de sourire. Il le savait, il s’en doutait c’était la surprise de la fin de l’été, le cadeau de Titou, le plaisir de revoir « Son docteur ! » une fois de plus.
– Qu’est ce qu’on fait docteur ?
– Il souffre beaucoup, il faut une anesthésie générale. Je vous le garde, cela peut-être long, le réveil et la surveillance, repassez ce soir, nous fermons à …
– Je sais, je sais, j’ai déjà donné, j’ai du travail par-dessus la tête, je n’ai pas le temps d’attendre, à tout à l’heure. Soignez bien mon Titou !
Jean de la Lune avec son air ! Il n’avait que l’air, mais c’était un concessionnaire de marques prestigieuses de voitures très occupé, simple, gentil, prévenant, pas méprisant pour un sou.
Titou fut endormi, et l’épillet de graminée retiré.
Non, ce ne fut pas facile, le tympan malmené saigna.
La clinique fermait officiellement à 19 heures mais il fallait prévoir une heure de plus pour terminer le travail de la journée. À 18h45 Jean était là avec son sourire inoubliable. Pierre le prit dans son bureau.
Jean eut un mouvement d’inquiétude, Pierre le rassura.
– Ne vous faites pas de bile ! Tout va bien, c’était un corps étranger.
– Je m’en doutais. Mais quoi comme corps étranger ?
Alors le démon ou plutôt l’intuition qui avait plus de proximité avec lui, cette diablesse bousculée sans cesse, voulu se venger, semer la zizanie en susurrant, elle qui n’était pas toujours écoutée, à Pierre, la plus stupide des réponses
– Une réponse sans queue ni tête,
– Une réponse que semblait appeler l’air ahuri de Jean de la Lune,
– Une réponse pour Pierre à avoir honte tout le reste de sa vie,
– Une réponse méchante comme Pierre pouvait l’être dans les rares moments d’oubli de sa bêtise potentielle…
– Alors docteur c’était quoi ?
– …
– Dites moi docteur, ce n’est pas grave au moins ?
– C’était un billet de 50 F !
Et Jean de la Lune agrandit ses yeux déjà globuleux au milieu de ce visage tout en rondeur :
– Un billet de 50 F, merde, comment est-ce possible ?
Et Pierre dut inventer, plus question de reculer, ajouter au mensonge et encore un autre, pour corriger l’invraisemblance.
– Je ne sais pas moi, c’est incompréhensible, à moins que ?
– A moins que… Quoi docteur ?
– Votre chien couche t’il dans votre chambre ?
– Oui docteur ! Affirmatif, il dort avec nous dans le lit, non pas dans, mais sur le lit.
– Et comme tout le monde vous vous déshabillez dans la chambre ?
– Oui docteur !
– Vous videz vos poches de pantalon, les pièces, les tickets de parking sur l’assise de la chaise et vous accrochez vos vêtements au dossier ?
– Oui !
Et le visage de Jean retrouva sa candeur. À chacune de ses affirmations il donnait un coup de tête vers l’avant de sa personne, cela semblait faire monter son angoisse au sommet de son crâne et le dernier coup de tête le libéra de tout. Il compris. Il laissait les pièces mais aussi quelques billets et là c’était un malheureux billet de 50 F qui, comment est-ce possible, s’était introduit en se collant sur les poils et de là, de proche en proche et…
– Merde dit Jean, je n’aurais jamais cru.
Pierre de surenchérir :
– Moi non plus, je n’avais jamais observé ce cas de figure…
Il récupéra Titou qui était en pleine forme. Il ne secouait plus la tête.
Jean quitta la clinique sans demander le montant des honoraires, ce qui n’était pas dans ses habitudes, il était certainement ce soir là très troublé.
Deux semaines plus tard la secrétaire de la clinique lui envoya le montant des honoraires dans la liasse des autres impayés. Le total de 78 F correspondait à la somme des actes de consultation, anesthésie, cathéter et un flacon de gouttes auriculaires.
La réponse ne tarda pas. Par retour du courrier arriva une lettre du Garage de la Gare, concession de Mr Jean de la Lune avec un chèque et un mot.
Le chèque était de 28 F. Le mot faisait état du billet de 50 F retiré de l’oreille du chien que Mr Jean de la Lune n’avait pas récupéré.
Deux semaines encore plus tard vint une nouvelle lettre de Jean avec un autre chèque et un mot.
Le chèque était de 50 F et le mot une maxime « Tel est pris qui croyait prendre » extraite de « Le Rat et l’Huitre » de Jean de La Fontaine.
Pierre fut bien pris, mais il se jura de garder ce secret et ne jamais en parler à personne.