La Religieuse, par notre écrivain vétérinaire, le docteur JPP
Ma famille était coupée en deux.
Il y avait d’un côté le morceau de ma mère, fait de personnes négligées, plus que négligées, sales, puantes, mais plus nauséabonde encore était l’odeur que dégageait pour les bien-pensants leur couleur politique, le « Rouge », tendance socialiste-athée. Jean Jaurès était leur apôtre et mon grand-père avait été un de ses premiers enfants de chœur.
De l’autre, le deuxième morceau, paternel, propre, soigné, dont la couleur était le « Blanc », le parti le MRP, Mouvement Républicain Populaire. Les Rouges disaient en occitan à propos des votants du MRP « Morre de Porc », museau de porc, prenant leurs idées politiques du côté du Baron François Reille Soult, noblesse d’Empire oblige, député du Tarn, morceau catholique-pratiquant. Au petit séminaire, mon père s’y était collé et avait fait office d’enfant de chœur.
J’étais le produit de cette division.
Tous étaient d’extraction modeste composée d’ouvriers et de petits paysans. L’autorité changeait de sexe d’un couple à l’autre. Du côté de ma mère c’était un homme qui portait le pantalon, de l’autre une femme. Dans les années 40, cela pouvait sembler une exception, bien que l’on pût croiser dans les rues quelques femmes en pantalon. Cela ne se faisait pas, pas encore, mais attendons 10 ans, ne cessait de répéter la mieux culottée de mes grand-mères.
Mon grand-père, le père de ma mère, dont elle avait hérité de nombreux traits physiques et un caractère indomptable, était un humble militant socialiste, enragé le temps de sa jeunesse et un peu au-delà pour défendre ses convictions et combattre les injustices qu’avait à subir sa classe sociale. Pacifiste, il ressenti la mort de Jaurès comme le drame de sa vie et la déclaration de la guerre qui suivit lui apparut comme la conséquence de cet assassinat. Résigné, il décida, comme un chat recouvre ses déjections, de cacher sa misère en essayant d’y survivre. Il joua toute sa vie à être un épicier et joua si mal son rôle qu’ils ne furent lui et ma grand-mère que de très pauvres commerçants. Elle participera à la lutte des classes en faisant le ménage, la cuisine et en tenant une épicerie de moins de 20 mètres carrés où ils vécurent cinquante ans au service des déshérités.
Côté paternel, mon grand père avait pris une première retraite des chemins de fer à la « Compagnie du Midi » ancêtre de la SNCF. Encore jeune, il repris du service pour 10 ans de plus dans une manufacture de tissu. Ma grand-mère, évitant l’inspecteur du travail cachée dans les balles de laine, avait quitté l’école à l’âge de 10 ans, tenant sa place comme un homme dans tous les métiers du textile. Elle finira par 30 ans de rentrayage. Partie à la retraite, elle fit encore 20 ans de ménages et ne s’arrêta de travailler qu’à 85 ans. Elle avait de l’ambition, travaillait comme dix et son rêve avait été d’avoir sa propre maison dans le quartier. Ils l’achetèrent mais elle resta occupée par les locataires. Las des conflits ils finiront par revendre leur propriété.
Il n’y avait d’aspirations politiques, de militantisme ou de syndicalisme que du côté de mon grand père maternel, ancien ouvrier cordonnier, futur épicier, dont le métier et l’engagement m’ont fait penser quand j’ai lu le roman au héros du « Sang noir » de Louis Guilloux. Mon grand-père était revenu de la Grande Guerre écœuré du massacre du grand troupeau et désabusé par les magouilles des membres du parti après la disparition de Jean Jaurès.
Un matin comme je venais d’être reçu à la seconde partie du baccalauréat, il m’offrit, comme on passe un témoin lors d’une course « L’Encyclopédie Socialiste, Syndicale et Coopérative de l’Internationale Ouvrière » de Compère-Morel, huit volumes publiés après la première guerre mondiale, reliés d’un cuir symboliquement rouge qui avec le temps avait viré vers le violet.
Il débarqua en sueur, tout excité, coiffé de travers du béret que portaient alors la plupart des hommes, le pantalon de velours noir attaché au revers par deux pinces à linge. Le fond du pantalon et les pinces étaient maculés de terre, cette marne chatoyante et grasse du jardin où il cultivait les primeurs, les fruits et les fleurs de son épicerie. Il passait dans la terre la majorité de sa vie autant à rêver à la lutte des classes qu’à travailler. Il n’avait pas fait moins de 10 km pour me porter ce trésor ficelé dans le cageot fixé au devant de la bicyclette, livres mouchetés de déjection d’insectes, mal protégés par plusieurs pages de la Dépêche du Midi. Il me les offrit solennellement pour ce jour qui ouvrait à la famille à venir les portes de la Faculté. Il s’envola comme un oiseau furtif, sans me dire un mot, après m’avoir serré dans ses bras.
Les deux côtés de la famille ne furent réunis qu’une seule fois pour le mariage de mon père et de ma mère. Mon grand-père maternel n’assista pas à la cérémonie, réaffirmant que pour son propre mariage il avait donné sa dernière représentation théâtrale. Il ajoutait que s’il venait à mourir après sa femme, il ne voulait pas de cérémonie religieuse.
La famille MRP votait pour le Baron Reille à l’unanimité moins une voix. Elle vota pour lui pendant 30 ans jusqu’à la retraite du Baron. Elle était composée de ma grand-mère Eugénie, de mon grand-père Louis et de Noëlie, cousine germaine de ma grand-mère.
Cette dernière, bien que la plus authentiquement pratiquante de la famille ne vota jamais pour le Baron, malgré les recommandations du clergé que reprenait mon grand père à tous les repas. Vieille fille, elle était mon aînée de plus de 70 ans. Elle m’adorait comme on aime une idole, peut-être parce que j’étais le premier enfant qu’elle approcha et vit grandir. Elle habitait chez ma grand-mère quand ma mère y accoucha. Elle m’appelait son « Coucou », j’étais son Coucou, son coucou d’amour. Coucou est un mot qui s’est perdu. Dans le jargon local il désignait un œuf de poule, coucou indiquait sa petitesse, son onctuosité, le goût et sa couleur le jaune que laisse échapper la mie après qu’elle soit trempée dans l’œuf, qu’il soit poêlé, à la coque, mollet ou d’autres et écrasé par mes prémolaires. Par extension un coucou désignait un petit enfant. Noëlie tranchait sur le reste de la famille par son maintien, son élégance, bien qu’elle fût empotée. Son intelligence et sa culture contrastaient avec le reste de la tribu. Elle semblait être un corps étranger, comme une écharde qui s’enfile sous la peau du doigt sans provoquer de suppuration. Fille d’un officier de gendarmerie, oncle de ma grand-mère, elle était née en Bretagne, à Rennes où son père était en garnison. Elle vécut à Montpellier où elle termina sa carrière comme gardienne-chef de la prison des femmes. Titulaire du brevet supérieur elle était de loin la plus instruite de toute la famille, parlait couramment l’anglais qu’elle avait travaillé en l’américanisant pendant la deuxième guerre mondiale en gardant une étasunienne soupçonnée d’espionnage. Elle n’avait pas d’autres parents que ma grand-mère, sa cadette de 10 ans, qui la maternait, la chérissait, Noëlie étant tout à fait incapable de faire un repas, de tenir une maison, n’ayant fréquenté que les maisons de l’administration.
Très pieuse, elle faisait le tour de la ville une fois par semaine, visitant les églises, les chapelles et tout autre lieu de culte. Dès que je fus en âge de comprendre le circuit et le rite, elle m’engagea à la suivre dans ce parcours très particulier de plus de 5 kilomètres. Elle commentait les tableaux de saintes scènes édifiantes, histoires tirées de la Bible ou du nouveau testament. Elle appelait ce petit pèlerinage « Le Tour », mot qu’elle prononçait en souriant, prenant un air de deux airs en le disant avec un accent américain caricatural comme au cinéma, c’était le seul moment où je la voyais se dérider.
J’avais autour de six ans quand elle me jugea apte et me permit de faire mes premiers pas pour m’entraîner dans ce qu’elle appelait « le jardin de la maison du Seigneur ».
Elle exigeait de bons résultats scolaires soit au moins deux 10/10 par semaine pour accéder « Au Tour ».
Le cercle de la visite des églises se terminait par la chapelle du Sacré Cœur de Jésus, l’acmé de ma découverte et de mes plus grandes interrogations, en face de l’usine à gaz située sur l’avenue de St Pons, de l’autre côté du jardin du Mail. C’était un lieu de culte particulier, unique disait-elle, par l’exposition permanente du Sacré Cœur de Jésus dans le chœur de la chapelle.
Nous rentrions dans l’église à petits pas, Noëlie passait devant nous. J’écris « Nous », parce que c’était elle et moi, moi et son bras autour duquel j’étais enroulé et pelotonné. Nous pénétrions dans la chapelle par l’allée de gauche jusqu’à être en face de l’autel où j’avançais latéralement en fente avant, tenant mon aînée, aimée par la main, nous étions si proches, si délicatement unis, tête basse, attitude recueillie et soumise. Sa main était ridée comme l’est aujourd’hui la mienne et je jouais de ses doigts entre les miens et d’une pièce turque en or montée en chevalière, au verso effacé par le temps, ramenée par son père d’une campagne d’occupation de Smyrne en 1919 par les armées alliées à la Grèce. Nous prenions place au deuxième ou troisième rang et nous nous enfilions entre l’assise du banc et la barre en bois de l’agenouillement. Elle allait tout en m’orientant de sa main pour que je m’enfile entre les travées, me dirigeant pour la précéder ou la suivre afin que je la guide car malvoyante, gênée par la cataracte de ses deux yeux et l’obscurité du lieu saint. Après les errements du corps et de l’esprit, venaient la certitude et le moment de l’extase, l’Esprit Saint était là, dans la chapelle, le spot de la lumière rouge nous le révélait. Nous tombions à genoux, moi d’abord, elle ensuite plus hésitante avec l’appui d’un premier genou puis de l’autre. Elle m’obligeait à baisser la tête à l’extrême, exigeant de mon cou la flexion de la soumission. Elle posait tendrement mais fermement sa main sur l’arrière de ma tête et me disait :
– Baisse la tête par respect pour Dieu, Noëlie te le demande, par la grâce de Notre Seigneur Jésus Christ et de l’Esprit Saint ! Ferme les yeux.
Je baissais la tête sous la forte pression de sa main d’autant plus qu’elle était habituellement douce et dénuée de toute autorité vis à vis de moi, moi « Son petit Coucou » et elle me montrait là toute l’importance de la célébration. Armée de la main et de la force du Seigneur, elle était souveraine.
Tout à coup la force qui avait renforcé son bras s’évaporait comme sous l’effet d’un souffle, libérant d’un seul coup le poids de mon crane qui soulevait mon cou d’un cran. Alors Noëlie murmurait ces mots : Relève la tête et regarde le Sacré Cœur de Jésus ! Ouvre tes yeux à la lumière de l’Esprit Saint.
Je sentais sa main à l’arrière de ma tête à la fois posée et suspendue.
Je regardais cette étrange lumière rouge centrée sur le tabernacle, c’est là que devait être le Sacré Cœur de Jésus, je ne le sus jamais. Pendant que cette lumière menaçante, qui aurait pu me rendre aveugle si je l’avais fixé un plus long moment, il me semblait entendre Noëlie compter à voix basse, remuant ses lèvres en égrenant le temps, secondes après secondes, compter en évitant ce temps incertain que mes yeux ne pourraient supporter. Certainement le faisait-elle, comme je pus le faire plus tard, dans mon métier en m’exposant pour faire une radiographie sans protection ou traiter avec un applicateur au strontium 90, émetteur de rayons bêta, afin d’évaluer le temps d’application sur la cornée malade d’un chien aveugle. Pour le médical elle était là encore cette diablesse de lumière rouge, pour signaler non le Saint esprit mais le lieu où se tenait, au cœur des bétons protecteurs les émetteurs de radiations ionisantes ou particulaires.
Puis brutalement Dieu, par le truchement de la main de Noëlie, rabattait ma tête vers le sol et la menace venait de son commandement par ses mots :
– Il suffit ! Ne regarde plus le Cœur Sacré de Jésus ! Baisse la tête et les yeux, ferme les paupières, ou tu perdras la vue !
J’obéissais, je fermais les paupières et les yeux suivaient semblant s’éteindre, le cou se pliait, mon visage retournait à l’obscurité, la lumière rouge du mystère m’était retirée, j’étais hors du sacré. Il fallait sortir de la rangée des bancs, éviter les pièges de l’entrelacement du siège et du support de l’agenouillement, prendre l’allée latérale, chercher la sortie, la trouver, retrouver le soleil après l’obscurité des mystères, la lumière de la vie et de la ville, l’avenue, les jardins, les cuves suspendues où l’homme fabriquait et accumulait les réserves du gaz de ville.
Plus tard je découvris que ce gaz fabriqué de l’autre côté de l’avenue servait à alimenter entre autres la lampe rouge du Cœur Sacré de Jésus.
Mais avant, il fallait, il le fallait, c’était indispensable, dire une dernière prière, non deux, trois, toujours tête basse pour éviter cette lumière de Dieu qui pouvait nous rendre aveugle et nous récitions elle et moi, l’un après l’autre:
– Le Notre Père
– Le Je vous salue Marie
– Le Je crois en Dieu
On quittait la chapelle du Sacré Cœur de Jésus comme je l’avais déjà quittée par mon esprit, laisser là ces mystères, ces lumières, ces odeurs. Cette obscurité à la fois me fascinait et m’épouvantait, ce poids du sacré et du risque de devenir aveugle ou presque aveugle comme Noëlie, ou de recevoir des châtiments encore plus redoutables comme les éclairs, ou d’autres représentations de supplices qui zébraient la toile et les autres toiles exposées dans les lieux saints, chapelles et églises de Saint Benoit, de St Jacques, de St Louis, autel de la cour des Cordeliers du collège Jean Jaurès, des pluies de grenouilles ou le dernier, le châtiment dernier dont les tableaux de Jérôme Bosch trouvés dans les planches couleurs du vieux Larousse, dans le coin des mystères de la chambre de Noëlie pouvaient plus de 4 siècles plus tard en porter témoignage.
Enfant, cette atmosphère me plongeait dans une plus grande crainte des puissances du mal et de son maître, Lucifer dont le visage pouvait apparaître dans les miroirs, c’est ma grand-mère qui m’en menaçait de trop m’y admirer. Un jour disait elle, Lucifer en personne viendra et te prenant sous son bras t’enlèvera et te séquestrera tout au fond des enfers.
Comme Noëlie détestait tout ce qui était excès, gestes violents, cris, grivoiseries, ripailles, beuveries, plaisanteries grasses, et même les lumières trop fortes, nous rentrions du Sacré Cœur de Jésus doucement, à petits pas comptés, moi devant, elle un tout petit peu derrière, comme on tient un chien en laisse, passant à l’ombre des toits, évitant les soleils de toutes les saisons. Je lui serrais sous mon bras son avant bras, tout en continuant à tourner sous mes doigts le louis d’or turc, elle me tapotait la main pour me rassurer car elle subodorait ma peur d’être damné et d’errer sans sépulture jusqu’au retour du Fils de Dieu sur Terre. Il ne fallait pas que je lâche sa main, elle ne me laissait de liberté que la longueur de son bras dès qu’il était déployé, mais il me fallait l’attendre et dès qu’elle était à ma hauteur, reprendre cette liberté d’une longueur de bras et d’avant-bras, 25 cm de mou, de chair et de peau, 25 cm de dur, d’os et de liberté.
Elle me fit la confidence, à la mi-temps de mon adolescence du choix de son célibat. Elle n’aurait pas épousé un homme médiocre mais en aucun cas accepté l’autorité d’un autre de qualité qui l’aurait dominé. Elle semblait être, à qui y regardait superficiellement, ma deuxième grand-mère maternelle. Toutefois, si je l’aimais profondément je n’étais pas à l’aise avec elle comme avec l’autre, l’authentique qui, outre son prénom usuel d’Eugénie, se prénommait aussi Marie-Antoinette.
Ces prénoms de reine et d’impératrice mis bout à bout, tout cela était insolite mais ça pétaradait chez cette paysanne !
Noêlie ce n’était pas le même milieu, je n’étais pas de son monde, elle avait un autre accent que le mien, un autre vocabulaire, une autre classe. Elle tenait son accent de la Bretagne, de Rennes. Je savais que je n‘aurais jamais dans ma vie le même raffinement et, quoique ma grand-mère fut sensible à l’élégance et habillât son homme et elle sensiblement comme des bourgeois, sortant des deux armoires le dimanche pour la messe de 11 heures et les jours de fête, le costume, une chemise blanche séchée à même le massif de buis qui entourait la cour du « petit jardin », parfumée aux rayons du soleil, les souliers vernis, la cravate, le feutre pour Louis et pour elle… Pour elle ? Je me souviens d’un petit tailleur gris qui lui couvrait les genoux et plombait de 10 cm sur la jambe, des talons mi hauts et d’un chapeau cloche Heldi de Seeberger en feutre de laine lilas, elle était restée une paysanne, parlant mal le français, s’exprimant dans un patois fleuri, avec des ongles coupés si courts, que leurs bords seulement ceux des pouces et auriculaires se soulevaient à angle droit par rapport au reste de la surface de l’ongle. Ils étaient arme et outil de cuisine et de rentrayage avec lesquels elle pelait les fruits et légumes et rentraient les fils rebelles des pièces de tissu. Mais l’horreur c’était plus bas, les pieds ! Ils s’ouvraient largement en dehors, ce qui la faisait marcher en passant pas après pas d’une jambe sur l’autre, comme avance un canard.
Nous sortions à peine de la servitude, la traduction de notre patronyme l’affirmait. Pour moi, j’étais de cette classe sociale inférieure, un enfant doublement du peuple même si ma grand-mère ne m’en parla jamais, je sus qu’elle avait reproché à mon père d’épouser la fille d’un socialiste vivant dans la misère et dans la crasse. Cela ne pouvait se concevoir pour une famille catholique qui bien que modeste croisait, le dimanche à la grand messe de 11 heures, de riches bourgeois.
Après une demi-heure de marche nous arrivions dans le quartier de Bouscasse et bien qu’il portât un nom à consonance typiquement occitane, il regorgeait de noms qui traduisaient des siècles d’évangélisation de ce fond de France païen plus porté à l’hérésie qu’aux valeurs de notre très Sainte Mère l’Église. Les noms qui se lisaient, sur les plaques de rues qui se croisaient en angle droit, étaient le nom de saints, de saintes ou de futurs saints et saintes : Sœur Louise, Saint Louis, Sœur Audenet, Saint Vincent de Paul et les écoles religieuses du Calvaire, du Saint Sacrement, de Saints monuments telle cette reproduction tout le long d’un espace exposé à la vue de tous par une grille et sa large porte en fer forgée ouvertes sur la rue Sœur Audenet d’une des apparitions de la Vierge Marie à Bernadette Soubirous dans une grotte cimentée autour de pierres meulières qu’un érudit avait fait transporter depuis une carrière de la région parisienne, fac-similé de la grotte de Massabielle, où Sainte Bernadette y était représentée à genoux en costume de paysanne. La Vierge Marie était là également, bras ouverts pour recevoir l’amour des hommes et intercéder auprès de son fils, enfant unique comme moi.
Souvent je lui parlais, toujours avec les mêmes mots, de cette situation familiale difficile:
– Jésus, comme tu as dû t’ennuyer entre un père si vieux et une mère si dévote ?
Notre tour des églises se terminait dans ce Saint triangle, la fausse grotte, la maison d’Eugénie et de Louis et la pâtisserie de Mr et Mme Limouzy.
Mr Limouzy était le maître pâtissier du quartier et d’une grande partie de la ville. Noëlie à chaque voyage me récompensait de mon travail de classe et de mon éveil à la religion. Je ne pouvais choisir, je n’avais droit qu’à un gâteau individuel, un seul pour moi, toujours le même. Elle prétextait « sa santé » pour ne pas m’accompagner, peut-être pour ne pas céder au péché de gourmandise. Elle me laissait terminer le voyage en solitaire libéré de sa main et me regardait manger tout le long du chemin qu’il nous restait à faire, presque rien, 100 mètres. Ils étaient juste suffisants pour savourer, puis croquer une « Religieuse ». Oui, c’était une religieuse, délicieusement religieuse et nimbée de prière, de religion, de renouvellement plus ou moins proche de la profession de foi, des promesses, du baptême. Je mélangeais tout et la bouche si proche de la narine et l’odorat si prompt à éveiller mélangeait toutes les informations à la gourmandise, au désir de mon corps qui était encore incertain mais à venir, au service du Seigneur, car bientôt montera en moi un trouble qu’il faudra sublimer pour éviter de goûter à l’œuvre de chair indirectement par un artifice, ne pas écorner ma sainteté qui était à venir. Elle ne vint pas par manque d’exigence de ma part et défaut de caractère.
Alors perdu, égaré sous la voûte céleste où tout me demandait ce sacrifice d’un tour de force sur moi-même pour rester pur. Noëlie, semblant ignorer tous mes combats, m’offrait cette récompense pour mon travail scolaire, mon recueillement dans toutes ces églises, ma charité, mon esprit chrétien. C’était la dévoration de cette religieuse au nom si doux, au corps si plein, si savoureuse, faite de crème et de pâte à choux, définition même du vrai péché mortel.
Comment cela étais il possible qu’elle me donnât à dévorer un des symboles sacrés de notre Église ?
– Péché mortel, dis moi Noëlie, péché mortel ou péché véniel ? Noëlie oui, péché mortel non !
Je parlais tout bas entre mes dents, la tête et les yeux baissés semblant accentuer le recueillement, cette coquinerie de la phrase chuchotée lui faisant accroire à une nouvelle prière, je savais bien l’escroquerie de la religieuse qui, contre toute attente, n’avait rien d’un rapprochement avec Dieu ; mais je m’étonnais, je m’étonne aujourd’hui encore qu’une femme si pieuse, si près de Dieu, à la recherche de la perfection et dont mon grand-père affirmait, j’avais surpris sa phrase adressée à ma grand-mère, que Noëlie fut encore vierge ! Je pensais au fond de moi sans rien savoir des mystères de l’amour et du sexe qu’à plus de 80 ans, elle allait le rester. Je m’étonnais qu’elle pût conclure « Le Saint Tour », par la dévoration d’une religieuse ajoutant le cannibalisme à la liste des péchés mortels.
Après des études et des stages que je fis ici et là pour me perfectionner, je revins à la ville, celle là même « du Tour ». C’était pour installer un cabinet de vétérinaire. J’espérait que mes grands-parents maternels et Noëlie, tous les trois disparus et tous montés au ciel, papotaient dans l’au-delà comme ils ne l’avaient jamais fait dans la vie réelle et tombaient d’accord sur l’étrange analogie entre la religion et le socialisme celui de Jaurès. Nombreux étaient ceux qui l’avaient dit et répété : si Jean Jaurès avait été l’apôtre de la paix, « Jésus Christ avait bien été le premier socialiste ».
Seuls les grands-parents paternels tenaient bien la corde de la vie et ils m’encourageaient à leur manière pour tenir le coup dans cette épreuve de l’installation.
Ma grand-mère ravie que je choisisse ce métier avait ajouté :
– C’est un beau métier !
Mais elle avait changé de ton quand elle apprit que je me destinais à la médecine et à la chirurgie du chien et du chat et poussa un soupir de découragement accompagné de cette phrase assassine :
– Siàs fat ! Paure drolle…
Ce qui en occitan veut dire « tu es cinglé ! Pauvre enfant… ».
Soigner les chiens et les chats lui semblait si absurde qu’elle était persuadée que mon sort était entendu : j’allais tout droit à un échec.
– Elle rajouta en patois que pas un seul habitant de la ville ne serait assez fou pour dépenser de l’argent à soigner un chien et encore moins un chat !
Je démarrai mon activité et quelques trois ans plus tard, un après-midi, je vis un couple que je crus reconnaître. Mr et Mme Limouzy avaient vieilli, plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis la pâtisserie de Bouscasse. Ils avaient quitté le quartier le long de la rivière, la proximité du fac-similé de la grotte des apparitions, quitté le quartier des saintes rues. Ils s’étaient installés plus au centre, une belle pâtisserie avec une devanture à l’ancienne, reproduction ou restauration d’une vitrine des années 1900. Il y avait même dans le magasin un coin de dégustation et un salon de thé.
Ils m’amenaient leur chienne de race boxer fatiguée depuis quelques semaines. Anémiée, elle avait reçu plusieurs injections d’un traitement hormonal récemment importé des États Unis. Ce médicament s’était révélé toxique par son fort pouvoir destructeur des cellules souches de la moelle osseuse, l’organe où se forment les globules rouges, les polynucléaires et les plaquettes. Le diagnostic fut confirmé par un spécialiste analysant les cellules du sang et de la moelle osseuse. Heureusement le processus se révéla réversible. Une seule transfusion de sang permit à la chienne de passer le cap critique puis de récupérer en quelques semaines à la grande satisfaction de tous.
C’est alors que je racontais à Mr et Mme Limouzy qui ne m’avaient pas reconnu, mes souvenirs d ‘enfance, l’histoire de la fascination et de ma terreur, de mon histoire de religieuse et « du Tour », mot que je ne réussis pas à prononcer assez bien pour qu’il résonnât à l’américaine comme le faisait ma regretté Noëlie.
Je devais les revoir une semaine plus tard pour un dernier contrôle et ils revinrent, sourire aux lèvres. La chienne allait bien, elle avait retrouvé sa joie de vivre et son appétit. Examens cliniques et sanguins confirmèrent l’amélioration qui annonçait la guérison.
Mme Limouzy s’installa dans mon bureau pendant que son mari reconduisait la chienne dans leur voiture.
Il revint quelques instants plus tard avec deux cagettes en planchettes de bois léger qui servaient à transporter et à présenter les fruits sur les étals. Chacune était recouverte d’une grande serviette bleue pâle avec le sigle brodé en coton blanc de la pâtisserie, qui masquait leur contenu. Il les posa doucement côte à côte sur la table de consultation, posa son regard sur l’une et l’autre, puis il me regarda un assez long moment avec un mélange d’émotion et de reconnaissance et nimbé de la douce ironie que je lui connaissais.
Enfin, d’un geste rapide, comme un prestidigitateur, il retira les deux serviettes et il fit apparaître leur contenu. Dans l’une, sommeillaient côte à côte deux bouteilles de champagne, dans l’autre, bien rangées avec leurs coiffes marron clair de crème, comme des nonnes en attente de communion, leurs ventres bien pleins faits d’un gros chou à la crème, une cinquantaine de religieuses attendaient patiemment d’être dévorées.